Rendez-vous Ancestral : Le chemin de relève…
Il fait beau, il fait bon… Je prends le chemin de relève pour monter jusqu'à la crête des Eparges…
Ce chemin était celui qu'empruntaient les soldats depuis leur cantonnement à l'Arrière, rejoignant ainsi les lieux de combat. Ce chemin-là descend de la Tranchée de Calonne et conduit aux abris situés au pied de la crête des Eparges. Les hommes du 106ème Régiment d'Infanterie empruntent régulièrement ce chemin.
"Qu'est-ce que cela grimpe ! Dire que je suis vêtue pour le temps de saison, été, soleil, ciel bleu, et je suis aussi bien chaussée, confortablement dans mes chaussures de randonnée !" Une pause s'impose, je n'en peux plus ! Assise à l'ombre de cette haie, je m'assoupis et je suis transportée en ce jour du 13 juin 1915… L'odeur est âcre, tout est gris, pas de végétation… Brrr ! J'ai froid dans le dos !
- "C'est difficile hein ?
- Qu'est-ce qui est difficile ?
- Grimper, encore grimper, toujours grimper ! C'est la première fois qui est difficile, les jours suivants tu t'habitues !
- Comment peut-on s'habituer à la guerre ?
- Avons-nous le choix ? Ai-je le choix ? La mort est toujours autour de nous : ma grande sœur, Florine, est décédée à l'âge de 16 ans, j'en avais 15. J'ai toujours vu ma maman triste ! Elle doit l'être encore plus aujourd'hui : elle n'a que moi !
- Quel est ton nom ? Je peux te suivre ?
- Je m'appelle Eugène Marius CORMORANT, je suis du 106ème. Oui, viens, tu vas voir…"
Les soldats qui sont devant nous comme ceux qui sont derrière sont las. Mais ils marchent, un pied devant l'autre. Je ne sais s'ils pensent à la mort, mais, moi, je ne pense qu'à ça car je sais ! J'ai envie de leur dire que nous pensons toujours à eux, mais encore combien d'années ? Quelques décennies ? Pour nos jeunes, la Première Guerre Mondiale sera trop loin. Parlons nous de nos morts de 1870 ? Quasiment jamais !
Eugène Marius reprend… "Je suis né à Vailly, dans l'Aisne. Tu connais ?
- Oui, très bien, c'est la ville de mes grands-parents, et, avant eux, de leurs parents, et… bref, je connais.
- Ma maman est blanchisseuse, elle va au bateau-lavoir, ta grand-mère a dû y aller aussi et, ainsi, la connaître.
- Je ne sais pas, ma grand-mère ne m'a jamais parlé d'une dame CORMORANT.
- En ce moment, elle habite à Coulanges-les-Nevers, dans la Nièvre. Je suis rassuré de la savoir loin de Vailly qui est occupée par les Allemands…
- En effet, j'ai un grand-oncle, Victor, qui a été fait prisonnier et mon grand-père est employé, de force, par les allemands à construire des tranchées dans la zone du Chemin des Dames !
- J'écris tous les jours à ma maman, mais je ne reçois pas beaucoup de courrier. L'Armée nous envoie à la mort mais ne s'intéresse pas vraiment à notre bien-être… Ca y est ! Nous sommes arrivés ! Reste près de moi, je te protègerai…"
Je sais bien que je ne risque rien mais je reste, je sens que cela le rassure. Nous attendons, le brouillard se dissipe, le soleil se lève et glisse dans les quelques sapins qui subsistent. C'est terrible d'attendre là, d'attendre quoi d'ailleurs ? Des ordres ? Des attaques ? Et, d'un coup, cela pète, cela pète de partout ! Les obus, 8 en peu de temps, tombent sur les troupes françaises des 106ème et 132ème Régiments d'Infanterie.
"Dis, tu est toujours là ? Comment t'appelles-tu ?" Un murmure plutôt qu'une voix claire : Eugène Marius a été touché, durement, salement touché… Tout s'anime, des brancardiers le posent sur un brancard, sans douceur, sans état d'âme : pas le temps de s'apitoyer, pas de temps à perdre… Et, au pas de course, ils descendent par un chemin pour arriver à l'ambulance du régiment. Je suis essoufflée de les suivre, mais j'ai promis à Eugène de rester avec lui, alors je cours derrière ce triste convoi. "Trop gravement touché, il faut l'évacuer à l'Hôpital de Rupt" décide le médecin-chef présent. Après avoir sommairement soigné quelques plaies, Eugène Marius est chargé à l'arrière d'un camion, avec d'autres blessés : direction Rupt-en-Woëvre.
"Toujours là ?
- Oui Eugène, je suis là. Comment te sens-tu ?
- Je ne sais pas, c'est le brouillard. Je ne sens pas ma jambe droite : tu la vois ?
- Oui, bien sûr que je la vois, enfin, elle est sous le drap, mais elle est là !" Comment dois-je lui dire qu'elle n'est pas belle, qu'il ne va pas la garder ?...
A Rupt, après d'autres soins, du colmatage, Eugène Marius CORMORANT est placé à bord d'un convoi en direction de l'Hôpital des Charmettes, à Lyon. Je suis là, toujours là, dans cette salle d'opération où le chirurgien fait ce qu'il peut mais il ne peut plus grand-chose. Ernest n'a plus qu'une jambe, mais il est trop mal en point pour le savoir…
"Eh, ne pleure pas ! Je sais que je vais mourir, mais, là-haut, je vais connaître la paix ! Dis cela à ma maman, dis-lui que je suis en paix, que j'aurais aimé la revoir pour lui dire combien je l'aime. Tu le feras ?
- Oui, j'irai lui dire, repose-toi, je veille."
Ce matin, 29 juin 1915, Eugène Marius CORMORANT n'est plus ! Une goutte, puis une deuxième, me sortent de ma torpeur. Vite, rebrousser le chemin pour remonter dans la voiture…
Je ne peux pas aller dire à Mme Louise Eugénie LEGRAND épouse CORMORANT que son fils est décédé : elle est décédée depuis 1951, cinq ans avant ma naissance ! Alors je me rends au cimetière, sur la tombe d'Ernest Marius. Il repose en paix, encore aujourd'hui dans le cimetière de Vailly-sur-Aisne
La sépulture est aujourd'hui entretenue par l'Association des Anciens Combattants…